La disgrâce d’un oligarque

D’abord trait d’union entre ses riches amis et Vladimir Poutine, Sergueï Pougatchev, homme d’affaires austère, a rejoint les rangs des « expropriés » des cercles du pouvoir du Kremlin.

Ce 28 juillet 2000, une chaleur pesante s’est installée sur la banlieue moscovite. Les hommes réunis dans le jardin ont abandonné les vestes de leur costume de luxe et se désaltèrent en buvant du vin géorgien. En bras de chemise, Roman Abramovitch, le magnat du pétrole, s’active derrière le barbecue.

Tout le gratin des affaires russes est là : une vingtaine d’hommes, dont la fortune cumulée atteint plusieurs centaines de milliards de dollars. Ce sont les fameux oligarques, qui au cours de la décennie précédente ont fait main basse sur les restes de l’Union soviétique. Les plus célèbres s’appellent Mikhaïl Khodorkovski, Boris Berezovski, Vladimir Potanine…

Sergei Pugachev

L’ambiance se veut détendue, et pourtant un malaise plane sur la réunion. Les oligarques ont été convoqués en urgence par le tout nouveau président de la Fédération de Russie, un ancien officier du KGB du nom de Vladimir Poutine, élu moins de trois mois auparavant. Le lieu de la rencontre ne leur a été communiqué qu’au dernier moment : Kountsevo, l’ancienne datcha de Staline. Les téléphones, le lit, rien n’a été touché depuis la mort du tyran.

De quoi glacer n’importe quel citoyen russe, si riche et puissant fût-il.

Vladimir Poutine essaie pourtant de se montrer ouvert : il est en jeans et tee-shirt, circule de groupe en groupe, s’enquiert des affaires des uns et des autres. « Il était mal à l’aise, se souvient Sergueï Pougatchev, l’un des participants, aujourd’hui réfugié à Londres. Il se sentait complexé devant ces hommes plus puissants que lui, qu’il n’avait vus qu’à la télévision. Les inviter chez Staline était un symbole fort, mais il ne se sentait pas encore les épaules pour avoir le discours qui allait avec. »

C’est lui, Sergueï Pougatchev, qui, peu de temps avant, a conseillé au jeune président de rencontrer les oligarques, pour se montrer, leur faire comprendre qu’il ne veut pas la guerre. Cet homme d’affaires austère à la barbe de pope fait alors figure de trait d’union entre les deux mondes. Comme ses camarades oligarques, il a commencé à s’enrichir dès la fin des années 1980, bâtissant un empire aux ramifications variées, depuis des chantiers navals à Saint-Pétersbourg jusqu’au charbon de Sibérie. Au cœur de cet empire, sa banque, la Mejprombank, a accueilli les premiers comptes de la famille Eltsine, dont il est un très proche. Sergueï Pougatchev y a gagné un surnom, le « banquier du Kremlin ». Il connaît les codes du « business » aussi bien que ceux de la politique.

Après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, il est resté dans le saint des saints : toujours homme d’affaires, il est devenu conseiller à la présidence, sénateur de la République de Touva, en Sibérie. Poutine et Pougatchev se connaissent depuis le milieu des années 1990, ils se tutoient, se rencontrent fréquemment. « Il était avide de conseils, raconte Sergueï Pougatchev. Un homme politique normal se prépare des années à devenir le chef. Poutine n’avait jamais été le numéro un de quoi que ce soit, pas même d’un kolkhoze. Ça lui est tombé d’un coup dessus. Et il n’avait aucune idée politique, il voulait seulement profiter de ses quatre années de mandat pour s’enrichir. »

Mis au pas

La rencontre de Kountsevo, la première entre le président et les oligarques, n’a pas été photographiée. Elle n’a donné lieu qu’à de vagues comptes rendus. En réalité, il ne s’y est pas dit grand-chose. Une prise de contact maladroite, guère plus. Ce n’est que plus tard, lors de réunions plus formelles au Kremlin, que le président russe exposera aux oligarques sa doctrine : « Ne faites pas de politique et nous laisserons vos affaires tranquilles. » Le message n’allait pas de soi, tant la collusion entre le pouvoir politique et la nouvelle élite économique avait marqué la période précédente. En échange de leur soutien, et notamment de celui de leurs télévisions, Boris Eltsine avait offert aux oligarques des privatisations à des conditions extrêmement avantageuses.

Le pacte ne tiendra qu’un temps. Soit qu’ils l’aient trahi, soit que le cours de leurs affaires ait déplu, les premières victimes ne tardent pas à tomber : Vladimir Goussinski, Mikhaïl Khodorkovski, Boris Berezovski, Kakha Bendukidze sont poursuivis en justice, contraints de s’exiler. Khodorkovski passera dix ans en prison. Les autres oligarques sont mis au pas : ils doivent conduire leurs affaires selon les souhaits et les intérêts du Kremlin, acheter ce qu’on leur dit d’acheter, vendre ce qu’on leur dit de vendre.

« Poutine a voulu asseoir son pouvoir en “tuant” les plus remuants des oligarques, assure Sergueï Pougatchev. Et puis ses amis de Saint-Pétersbourg, les anciens du KGB, tous ont réclamé leur part. Eux aussi voulaient s’enrichir, et il fallait bien prendre l’argent quelque part. »

Le Sergueï Pougatchev qui reçoit Le Monde en ce mois de décembre 2014, dans un bureau anonyme du luxueux quartier de Knightsbridge, à Londres, n’a pas de mots assez durs contre le président russe, son ancien ami. Pendant des années, le même Pougatchev s’est tu, profitant de sa position au cœur du système. Il était, assure-t-il, un « opposant du tête-à-tête », qui tentait d’infléchir « de l’intérieur » le maître du Kremlin.

Mais, depuis, son nom s’est ajouté à la liste des oligarques déchus. La machine judiciaire russe, impitoyable, menace de le broyer. Alors Sergueï Pougatchev parle, longuement. Il veut tout dire : les travers des nouveaux courtisans, ceux qui l’ont aidé et ceux qui l’ont trahi, les juges corrompus, les recours passés et ceux à venir.

Il a seulement 51 ans et déjà une multitude de vies derrière lui. C’est une autre particularité du monde des affaires russes : on y vit et on y meurt jeune. A Londres, il s’est remarié. Son épouse, citoyenne britannique, lui a donné trois jeunes enfants, en plus des deux fils qu’il a eus d’un précédent mariage et qui vivent en France.

Sergueï Pougatchev lui-même est citoyen français. Dans les années 2000, au faîte de sa puissance, il a beaucoup investi en Europe, notamment dans le secteur du luxe. Pendant que son fils rachetait le quotidien France-Soir, lui s’offrait Hédiard. Les deux affaires ont périclité… Ses chantiers navals étaient aussi pressentis pour faire partie du contrat franco-russe sur la vente de navires de guerre Mistral. Mais il dut faire une croix sur les séjours dans le sud de la France, où il possède plusieurs propriétés. En novembre 2014, la Russie a obtenu d’Interpol qu’elle émette une « notice rouge » à son encontre. Londres est devenu son camp retranché, ses fréquentations se sont réduites à l’essentiel : avocats et gardes du corps.

L’oligarque a compris que le vent avait définitivement tourné fin 2013, quand la justice russe a ouvert contre lui une enquête pour escroquerie à grande échelle lors de la faillite de sa Mejprombank en 2010. Sergueï Pougatchev aurait alors soustrait plus de 1 milliard d’euros des comptes de la banque. Faux, assure-t-il : non seulement il n’était plus aux manettes de l’institution depuis 2001, mais en plus la somme en question, prêtée par la banque centrale, aurait été compensée par la saisie pour une bouchée de pain de ses chantiers navals.

La procédure n’a selon lui qu’un but : s’assurer qu’il ne reviendra plus en Russie et mettre un point final à une entreprise d’expropriation de ses actifs engagée dès 2009. Le dépeçage a commencé avec les fameux chantiers navals, lorsque Poutine aurait demandé à Pougatchev de les vendre à l’Etat. L’oligarque assure s’être montré de bonne volonté, allant jusqu’à obtenir que leur valeur soit sous-évaluée pour ne pas déplaire au pouvoir.

Selon lui, le Kremlin aurait ensuite tout simplement décidé qu’il ne paierait pas, en utilisant la faillite de la Mejprombank. En 2010, la propriété des chantiers, les plus importants de Russie, est transférée à la banque centrale, qui en cède immédiatement la gestion à Igor Setchine, un proche du chef de l’Etat, président de la compagnie pétrolière Rosneft.

Igor Setchine, avec d’autres, comme Alexeï Miller, le dirigeant de Gazprom, ou Vladimir Iakounine, celui des chemins de fer, fait partie de cette nouvelle génération d’hommes d’affaires installés par M. Poutine et qui ont supplanté les oligarques à l’ancienne, ceux de la réunion de Kountsevo. Amis du président, anciens de Saint-Pétersbourg ou du KGB, ils sont officiellement les patrons des grands groupes publics. En réalité, ils agissent comme les bras armés du Kremlin, presque ses prête-noms. Sous la présidence de Vladimir Poutine, l’Etat russe s’est transformé en une sorte de corporation dont le PDG serait le président. C’est lui qui donne les orientations, arbitre les litiges… et permet à tous de s’enrichir.

La loyauté ne suffit plus « Vladimir Poutine n’est pas forcément intéressé par les détails des luttes de pouvoir, explique, anonymement, un ancien familier du Kremlin. Il suffit de lui dire, au détour d’un couloir, qu’untel se comporte mal et il peut donner son feu vert à une expropriation. »

Ce climat s’est développé pendant le second mandat de M. Poutine, affirme Sergueï Pougatchev. « Des gens qui avaient été d’authentiques démocrates venaient me voir pour me dire : “Dites à Vladimir Vladimirovitch que je suis moi aussi un ancien du KGB…”D’autres m’interpellaient : “Dans cette enveloppe, j’ai toute une affaire criminelle prête contre untel, il y a de quoi prendre telle ou telle entreprise.” »

Le cas de M. Pougatchev mais plus encore celui de Vladimir Evtouchenkov, placé en résidence surveillée et dépossédé de son groupe pétrolier Bachneft à l’automne 2014, ont permis d’apprendre une chose nouvelle sur ce système : même la loyauté ne suffit plus pour échapper à la disgrâce et aux appétits prédateurs des nouveaux maîtres du business.

Il existe, bien sûr, une autre lecture de l’affaire Pougatchev. Celle-ci dit que l’oligarque, à force de se prévaloir de l’amitié de Poutine et de l’utiliser pour ses affaires, aurait irrité. « A Moscou, beaucoup de gens pensent que les accusations contre lui comportent au moins une part de réalité », affirme un ancien banquier moscovite, qui fut un temps proche du pouvoir. « Pougatchev est un authentique affairiste qui a volé les clients de sa banque, tranche ainsi un autre milliardaire, Alexandre Lebedev. Dans le passé, il s’est lui-même appuyé sur les structures de forces pour s’emparer d’entreprises à Saint-Pétersbourg. »

Un autre estime que l’oligarque n’a pas montré assez de zèle lorsque le Kremlin lui a demandé de céder ses chantiers navals, à une époque où le Kremlin souhaitait renationaliser le secteur, et surtout la construction des navires de guerre.

En réalité, dans une Russie où l’idée de justice indépendante relève de la fiction, il est quasiment impossible d’évaluer la réalité des charges retenues contre un individu. Seule compte la disgrâce, forcément validée par le pouvoir politique. « Ce qui est important, ce n’est pas ce qu’il y a dans le dossier, mais pourquoi quelqu’un décide de l’ouvrir », résume un homme d’affaires.

Dans le cas de M. Pougatchev, la disgrâce s’est vite transformée en curée. Après les chantiers navals, sa mine de charbon d’Elegest, en Sibérie, évaluée à plusieurs milliards d’euros, est partagée entre un homme de mains du président tchétchène Ramzan Kadyrov et Vladimir Iakounine, patron des chemins de fer. Il assure aussi avoir été victime d’une tentative d’extorsion en France. Après l’avoir invité à bord d’un yacht, des hommes se présentant comme des représentants de l’autorité administrative chargée des faillites auraient menacé M. Pougatchev pour lui soutirer de l’argent. Deux juges du pôle financier du TGI de Paris se sont saisis de sa plainte, et sa famille installée en France a été placée sous protection policière.

Reste une question : pourquoi Vladimir Poutine a-t-il permis, sinon encouragé, la chute de son ancien « ami » ? Pour M. Pougatchev, outre l’appétit de ses rivaux, il y aurait toujours ce « complexe » du président. « Du groupe de gens qui ont ététémoins, et parfois acteurs de son passage du statut de rien à celui président, il ne restait que moi. Il veut que l’on oublie cette époque. »

Le président aurait aussi peu apprécié les investissements de l’oligarque à l’étranger. La renationalisation de l’économie russe, sa « désoffshorisation » ont toujours été une priorité de Vladimir Poutine. La dure crise économique que traverse le pays et la chute du rouble ont renforcé cette obsession d’empêcher la fuite des capitaux. « Pour lui, c’est une question de patriotisme, explique M. Pougatchev, mais il ne comprend pas le lien entre la création d’institutions solides et l’émergence d’un climat propice aux investissements. En Occident, un policier dans la rue, c’est déjà une institution. Chez nous, non. Chez nous, du policier de rue à l’officier du FSB, il n’y a que des groupes criminels qui se battent à mort. »

Benoît Vitkine (Londres – envoyé spécial), Journaliste au Monde

Source: Le Monde