Après l’affaire Skripal, le profil bas des Russes de Londres

« Les riches Russes savent qu’ils peuvent tout perdre du jour au lendemain, même en étant loyaux
au pouvoir , » explique Sergueï Pougatchev.

Pour les caciques fortunés proches du régime de Vladimir Poutine, les opposants politiques et les
oligarques en exil, l’heure est à la discrétion.

Difficile de le manquer , emmitouflé dans son énorme pull blanc, bottes rouge vif aux pieds,
gesticulant à tout-va. Evgueni Tchitchvarkine est déchaîné en cette froide journée d’élection
présidentielle russe. L’ancien riche homme d’affaires russe, opposant à Vladimir Poutine, prend son
mégaphone, visiblement en colère.

Dimanche 18 mars, il interpelle la petite foule qui fait la queue pour voter de l’autre côté de la rue, à
l’ambassade de Russie , à Londres. « Vous êtes du côté sombre de la rue ! Nous sommes du bon
côté ! Si vous ne traversez pas, vous êtes une honte pour notre pays ! »

Ceux qui le connaissent savent pourquoi l’homme est remonté. Ancien patron d’Evroset, une chaîne
de magasins de téléphonie, Tchitchvarkine a dû fuir la Russie en 2009, après avoir été spolié dans
une offensive qu’il dit téléguidée par la police russe. Sa mère a été retrouvée morte l’année suivante,
à Moscou, rouée de coups. Aujourd’hui, il dirige un magasin de spiritueux haut de gamme.

Deux visages de la Russie

En face, les électeurs et les gardiens de l’ambassade feignent l’indifférence. Tous, loin de là, ne
votent pas pour le président russe, mais eux ont choisi de participer au scrutin. La tentative
d’assassinat au gaz innervant de l’ancien agent double Sergueï Skripal, quelques jours plus tôt,
suivie d’une nouvelle dégradation des relations entre Moscou et les pays occidentaux, n’a fait que
renforcer les deux camps dans leurs convictions.

Ce sont deux visages de la Russie qui se font face sur les trottoirs de Kensington Palace Gardens.
Cette artère londonienne est un concentré de « Londongrad », le surnom qu’a gagné la capitale
britannique en accueillant, depuis une vingtaine d’années, les caciques du régime Poutine autant
que ses opposants en exil.

A 100 mètres de l’ambassade russe se trouve notamment l’énorme mansion de Roman
Abramovitch, l’oligarque qui a pris le contrôle du club de football londonien de Chelsea. La demeure
est estimée à plus de 100 millions d’euros, mieux que celle de son homologue d’Arsenal, le
milliardaire de la métallurgie Alicher Ousmanov. En face se trouve la résidence personnelle de
l’ambassadeur de Russie. Dans cette bataille de voisinage, le jardin le plus impressionnant est sans
conteste celui de Leonard Blavatnik, un homme d’affaires américain d’origine ukrainienne qui a fait
fortune dans le pétrole russe.

« Londres accepte facilement l’argent sale »

Roman Borisovitch s’en amuserait presque. Le militant anticorruption, cofondateur de l’association
ClampK, organise d’originales visites guidées : les « KleptoTours », qui passent en revue certaines
des maisons les plus cossues de Londres achetées avec des fonds à la provenance inconnue.

Les Russes reviennent régulièrement dans son inventaire. « Ils viennent à Londres parce que c’est
un endroit qui accepte facilement l’argent sale », résume cet ancien banquier, aujourd’hui proche de
l’opposant Alexeï Navalny. Parmi les attractions des KleptoTours : le splendide appartement avec
vue sur la Tamise d’Igor Chouvalov, le vice-premier ministre russe. Valeur du bien : 13 millions
d’euros. Salaire annuel du responsable politique : 125 000 euros.

L’inventaire de Roman Borisovich est particulièrement difficile à établir parce qu’un grand nombre de
ces luxueuses résidences sont détenues via des société s enregistrées dans les paradis fiscaux.
Mais sur la base de différentes enquêtes et de fuites, Transparency International a identifié 160
propriétés, d’une valeur totale de 5 milliards d’euros, possédées par des « individus à haut risque de
corruption », certains poursuivis en justice : 20 % d’entre eux sont russes.

« Visas en or »

Difficile de mesurer avec précision le flot de roubles qui s’est déversé sur Londres. Mais le
Royaume-Uni a tout fait pour faciliter l’arrivée des Russes, qui, dans les années 1990, privilégiaient
encore la Suisse . L’un des instruments fut les golden visas, les « visas en or ». Pour un investissement de 2 millions de livres (2,3 millions d’euros), un étranger pouvait obtenir un visa britannique, qui devenait au bout de cinq ans une autorisation de résidence permanente. Avec 10 millions de livres , l’attente était
réduite à deux ans.

Jusqu’en 2014, « il y avait un immense vide juridique, explique Rachel Davies,de Transparency
International. Les banques et le ministère de l’intérieur se renvoyaient la responsabilité des
vérifications sur l’origine de l’argent. » Résultat : pas ou peu de contrôles ; 706 Russes ont ainsi reçu
ce fameux visa (23 % du total des demandes). En 2015, quand les règles ont été durcies, le nombre
d’attributions a été divisé par quatre.

A ce petit jeu, chacun trouve son compte. En plus des capitaux qu’ils investissent, les Russes font
vivre tout un écosystème – banquiers, avocats, fiscalistes –, non négligeable pour un Royaume-Uni
encore dans l’incertitude de l’après-Brexit. Les Russes fortunés profitent, eux, non seulement de la
qualité de vie londonienne, mais voient dans leurs investissements une assurance en cas de
problème en Russie, où le droit de propriété comme l’indépendance de la justice restent tout
théoriques.

« Fascinés par la société britannique »

« Les riches Russes savent qu’ils peuvent tout perdre du jour au lendemain, même en étant loyaux
au pouvoir , explique l’homme d’affaires Sergueï Pougatchev, venu lui aussi à Londres après avoir
été dépouillé de ses actifs en Russie. Et ils sont fascinés par la société britannique. Ils rêvent
d’imiter les lords, ils se font faire des sceaux familiaux. » Mais depuis la découverte de traqueurs
sous sa voiture , en 2017, M. Pougatchev réside dans le sud de la France . Selon lui, « les
Britanniques sont corrompus et paralysés par l’argent russe ».

En même temps que les hauts fonctionnaires ou les oligarques de l’ère Poutine se ruaient sur
Londres, leurs opposants prenaient le même chemin. En 2001, c’est Boris Berezovski, l’oligarque le
plus influent des années Eltsine, qui montre la voie. Entré en conflit avec le nouveau président, il
s’exile à Londres. Douze ans plus tard, il est retrouvé pendu dans sa salle de bains.

Mikhaïl Khodorkovski a suivi le même itinéraire. L’ex-golden boy des hydrocarbures russes,
emprisonné en Russie entre 2003 et 2013 après le démantèlement de son groupe pétrolier, Ioukos
par les amis de Vladimir Poutine, a créé, dans le quartier de Mayfair, la fondation Russie ouverte,
qui soutient divers mouvements de la société civile.

« Sur le plan de la sécurité, les lieux les plus sûrs sont sans doute la Suisse ou Israël, explique
pourtant M. Khodorkovski, devenu, depuis la mort de M. Berezovski, la figure la plus emblématique
de cette petite communauté de quelques dizaines de réfugiés politiques russes. Mais Londres est
pratique, que ce soit pour trouver des collaborateurs russophones ou parce que sa législation est
avantageuse pour financer une activité politique . »

« Le temps de l’extravagance est terminé »

M. Khodorkovski donne ses rendez-vous dans les mêmes lieux que ses « ennemis », ceux qui
profitent des douceurs de la capitale britannique grâce à leur proximité avec le Kremlin : de grands
hôtels, comme le Dorchester ou le Mariott, ou des restaurants, comme le Beast ou le Mari Vanna…

« Tout le monde se salue très cordialement, dit-il en souriant. Moi, je ne les considère pas comme
des ennemis, mais comme des adversaires politiques. » « S’ils achètent des propriétés ici, je ne vois
pas le problème », renchérit Evgueni Tchitchvarkine, qui veut surtout « en finir avec les clichés sur
les oligarques ».

Pour les Russes de Londres, l’heure est à la discrétion. L’apparition d’une Mercedes recouverte de
cristaux Swarovski, que l’on dit appartenir à la fille d’un oligarque, a bien agité, il y a peu, le quartier
de Mayfair, mais « le temps de l’extravagance est terminé », dit Aliona Muchinskaya, installée à
Londres depuis 1991 et qui dirige une entreprise de conciergerie. « Mes clients ont besoin d’aide
dans l’immobilier , pour trouver un jardinier, une gouvernante… Cela fait longtemps que je n’ai pas
eu de demande folle, comme ce client qui voulait offrir un blaireau à sa femme, avant de se rappeler
qu’il lui fallait un dresseur pour aller avec. »

Il faut dire aussi que, parmi les 60 000 résidents russes enregistrés au Royaume-Uni, les oligarques
et les opposants forment une infime minorité. Selon les données de l’agence immobilière Knight
Frank, 60 % des acquisitions effectuées par des Russes concernent des appartements coûtant entre
1 million et 1,5 million de livres . Des sommes importantes, mais à la portée de la classe moyenne
supérieure russe.

Chez ses membres, on retrouve le même souci de mettre à l’abri une partie de ses avoirs face à un
avenir incertain, mais aussi un fort attrait pour le système éducatif britannique. Certaines familles
s’installent uniquement pour scolariser leurs enfants dans les écoles de la capitale – ou y envoient la
mère de famille seule avec sa progéniture. D’autres choisissent les prestigieux internats anglais.

« Tout un marché s’est créé pour accueillir les enfants des riches étrangers, en particulier russes et
chinois, du primaire au supérieur », explique Natasha Semyonova-Bateman, conseillère en
éducation pour ces familles.

Serrer les rangs

A l’inverse des plus fortunés, les Russes « ordinaires » de Londres ne se regroupent pas dans des
quartiers déterminés, comme le font par exemple les Polonais. Il existe certes une radio en langue
russe, un journal, des événements culturels, mais les liens au sein de la communauté sont assez
distendus.

« Il y a eu un changement à partir de 2014, à mesure que les relations entre la Russie et l’Occident
se tendaient, nuance Anna Matveeva, chercheuse au King’s College, installée dans la capitale
britannique depuis 1991. Les Russes ont serré les rangs, et cette identité jusque-là restreinte au
champ culturel a pris une coloration plus politique. » Ce qui explique sans doute les résultats du vote
du 18 mars : à Londres, Poutine a obtenu 51,79 % des suffrages, quand, en 2012, le candidat libéral
Mikhaïl Prokhorov était arrivé en tête avec 57,86 %.

Le changement d’attitude britannique, lui, est récent. L’affaire Skripal, suivie par la réouverture de
quatorze enquêtes pour des morts suspectes survenues au Royaume-Uni, a provoqué un
électrochoc, loin des réactions prudentes qui avaient suivi, en 2006, l’assassinat au polonium
radioactif de l’ancien agent Alexandre Litvinenko.

Et si le royaume s’était montré trop laxiste ? Depuis le 31 janvier, une loi autorise à saisir un bien si
son propriétaire ne peut pas expliquer l’origine des fonds qui l’ont financé. Le 14 mars, au
Parlement, un certain nombre de députés ont exigé qu’elle soit appliquée de manière plus
déterminée. Après l’affaire Skripal, Theresa May, la première ministre, a aussi promis de mettre en
place un registre des propriétaires de résidences détenues par l’intermédiaire des sociétés offshore,
dossier qu’elle tentait d’enterrer depuis un an.

« Les Britanniques prennent conscience du risque pour leur réputation ou lié à l’utilisation de cet
argent, confirme M. Khodorkovski. Mais le problème doit être traité selon une logique policière, pas
seulement diplomatique. Les groupes criminels, y compris celui qui s’est emparé du Kremlin, sont
experts dans le camouflage de leurs affaires. Taper sur “les Russes”, que ce soit ceux de Londres
ou de Russie, serait injuste. »

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