S. Pougatchev parle de l’arrestation de Khodorkovsky, des origines du business Russe en Grande-Bretagne, et des tribunaux londoniens.

“Je lui avais recommandé de quitter la Russie avec l’argent”. L’ex-conseiller de Poutine, Sergueï Pougatchev, parle de l’arrestation de Khodorkovsky, des origines du business russe en Grande-Bretagne et des tribunaux londoniens. 

 

Il y a 15 ans, le 25 octobre 2003, Mikhaïl Khodorkovsky a été arrêté. A cette époque, en 2003, Sergueï Pougatchev n’était pas un émigré en exil, comme aujourd’hui, mais le banquier de confiance et un proche de Vladimir Poutine. La semaine passée, Pougatchev a été contraint par la Haute cour de Londres de vendre son hôtel particulier londonien pour payer les créanciers. Les intérêts de ces derniers sont représentés par l’agence russe de garantie des dépôts, autrement dit, par ce même Etat dont Pougatchev fut jadis si proche. Mikhaïl Fischman s’est entretenu avec Pougatchev au sujet de son procès, de la situation actuelle des oligarques russes en Occident et de cette journée historique du 25 octobre 2003.

 

Sergueï, dites-nous s’il vous-plaît, comment devons nous comprendre la décision de justice? A-t-elle été rendue ou non? Est-ce que votre maison de Londres est confisquée ou non? La requête des plaignants russes, à savoir l’Agence de garantie des dépôts, a elle été satisfaite par le tribunal ou pas? Expliquez-nous.

Bonsoir, Mikhaïl. A ce moment précis, à ce jour, il n’existe pas de décision finale, aucune décision officielle. Quelque chose a été annoncé en audience, mais je n’ai malheureusement pas pu participer à l’audience à cause d’un refus opposé par le juge. Pendant un certain temps, deux bonnes heures, le magistrat et la cour, qui était tenue de mettre en place un lien vidéo, nous faisait savoir qu’il y avait certains problèmes techniques, puis on nous a finalement dit que le juge refusait de m’entendre, malgré ma qualité de premier défendeur dans ce procès.

Et donc? Qu’en est-il en fin de compte? Qui a gagné, finalement? Qui gagne à ce jour? Vous perdez?

C’est une question compliquée. Il n’y a pas encore de décision, je le répète. La vraie question ici, ce n’est pas de savoir si l’on gagne ou si l’on perd; je ne sais pas quelle sera la décision finale, mais la vraie question c’est que, à proprement parler, l’Agence de garantie des dépôts, qui représente la Fédération de Russie, poursuit, pour ainsi dire, l’expropriation, qui a commencé à la date mémorable, il y a quinze ans, par l’expropriation des actifs de IOUKOS. De fait, c’est cela qui se poursuit. Simplement les formes ont un peu évolué entre-temps, cela passe désormais par une manipulation de la justice occidentale, en particulier britannique. Parce que la Haute Cour de Londres, est très aimée, pour ainsi dire, non tant par les Russes, je dirais, mais par la Fédération de Russie qui l’aime beaucoup.

Je vous reposerai la question séparément, mais dans votre mémoire en défense – le voici, je l’ai sous les yeux – vous dites sans détours que vous êtes persécuté en Russie pour des motifs politiques,  qu’on veut vous spolier de vos actifs pour des raisons politiques, vous prendre des avoirs qui, d’une façon ou d’une autre, vous appartiennent. Il semblerait que l’Occident, aujourd’hui, selon une logique commune – l’Occident et en particulier la Grande-Bretagne, la justice britannique, en l’occurence – devait être de votre côté. Or, cela ne semble pas être le cas.

Je ne suis pas tout à fait d’accord. Ce qui se passe au niveau médiatique, pour ainsi dire, et les accusations mutuelles échangées au plus haut niveau, tout cela n’a rien à voir avec le système judiciaire, ni avec les activités économiques, rien du tout. Il faut bien comprendre qu’en Grande-Bretagne, spécifiquement – à la différence de la France, par exemple, qui se conforme au droit civil – c’est le règne de la common law anglo-saxonne; autrement dit ce sont les avocats les plus onéreux, c’est un business qui se chiffre en milliards. Et c’est quelque chose qu’on ne va pas faire bouger simplement à cause de relations de politique extérieure entre le Royaume-Uni et la Russie. Je pense que cela prendra des années, voire des décennies.

Donc, si je vous ai bien compris, il s’agit de deux processus parallèles, en quelque sorte, n’est-ce pas? D’une part les autorités britanniques prononcent des déclarations, parlant de mettre une pression sur les hommes d’affaires de l’entourage de Vladimir Poutine, de rechercher les entrepreneurs coupables de corruption, parmi ceux qui se sont installés chez nous, au Royaume-Uni, de les… Et d’ailleurs on voit que ce processus est entamé, nous le voyons à certaines décisions. D’un autre côté, on satisfait des requêtes visant des hommes d’affaires comme vous, dans lesquelles la Fédération de Russie, dans tel ou tel avatar, est plaignante.

Oui, dans ce cas précis elle est plaignante. Et il faut bien se dire que ces accusations réciproques, même si l’on oublie les assassinats de citoyens britanniques sur le sol du Royaume-Uni, n’agissent pas si vite. Nous voyons qu’après l’adoption de la loi sur la vérification de l’origine des fonds dans les cas de montants supérieur à 50 mille livres, seules trois demandes d’information ont été adressées à ce jour, pour autant que je sache.

Bien sûr, la Grande-Bretagne, dans le contexte du Brexit et pour maintes autres raisons, est intéressée à la présence de capitaux. Elle n’a pas envie de faire fuir les investisseurs, ou même les déposants qui restent, ces gens qui ont des fonds au Royaume-Uni, dans les banques britanniques et ainsi de suite. Bien sûr, il y a la chute des prix de l’immobilier et tout le reste, toute cette rhétorique a déjà joué son rôle. Mais, évidemment, cela n’affecte pas les décisions de justice, les agissements des avocats.

Le cabinet Hogan Lovells collabore avec la Russie depuis longtemps. Ils l’ont d’ailleurs confirmé lors de l’interrogatoire, c’est leur seul business, ils ne peuvent pas, par un tour de passe-passe, se procurer d’autres clients. Et donc ils continuent. Il y a un élément intéressant, une question qui a été posée par le juge Wilson au partner du cabinet Hogan Lovells, Mike Roberts: combien il avait reçu pour cette audience. Ce dernier a dit: dix millions de livres sterling, au moindre mot. C’est un chiffre assez impressionnant, et le plus intéressant, c’est que nous n’avons pas réussi à trouver la ligne budgétaire, car c’est censé être une information ouverte de l’Agence de garantie des dépôts, qui devait financer ces dépenses.

C’est curieux. Dans ce même mémoire en défense vous écrivez que vous avez été visés par des attentats, que votre vie a été menacée. Y a eu des tentatives d’assassinat, vous êtes sur la même liste avec d’autres ennemis jurés du régime politique en Russie. Mais cela n’influe donc pas sur la position de la justice britannique, n’est-ce pas? Ce n’est nullement pris en compte dans ce procès, pour autant qu’on puisse en juger?

Absolument pas pris en compte, non. Lorsqu’il y a eu un attentat, de fait, en Grande-Bretagne, en 2015, il a été constaté par la section de lutte anti-terroriste de Scotland Yard, outre moi-même, et une affaire pénale a été diligentée, qui est actuellement en cours d’instruction en France. L’instruction se déroule en France. La Grande-Bretagne, après que j’ai quitté le territoire britannique pour revenir en France, a classé cette affaire. Définitivement classé, en dépit du fait que le crime avait été commis sur le territoire britannique. Donc non, ce n’est absolument pas pris en compte.

Vous écrivez, je cite directement, vous écrivez dans votre mémoire en défense, que “le régime russe a poussé de profondes racines dans les pays occidentaux, y compris l’Angleterre; que près de 300 mille personnes, parmi les plus fortunées de Russie, vivent ou ont placé leurs actifs en Grande-Bretagne, ce qui témoigne de l’influence considérable que Poutine exerce sur ce pays”, fin de citation. Est-ce que la situation évolue? L’influence de Poutine sur ce pays, telle que vous la décrivez… ? Les choses ont quand même l’air de beaucoup bouger, surtout depuis la fin mars, lorsque l’affaire Skripal a fait surface et a pris de la notoriété. C’est une situation qui change, selon vous, ou pas?

Je ne pense pas, non. Je pense que la situation ne change pas, et je pense qu’elle n’a pas changé. Elle n’a pas changé, elle était déjà comme cela, rappelez-vous l’affaire Litvinenko: il a fallu dix ans à sa veuve pour convaincre la justice de ne pas examiner cette affaire à huis-clos.

Je me souviens très bien. D’ailleurs je me souviens avoir lu dans la presse britannique des critiques acerbes du Ministère de l’intérieur, avec à sa tête l’actuel Premier ministre du Royaume-Uni… Ces critiques dénonçaient la lenteur de l’instruction et tout cela, et cela avait eu à l’époque une forte résonance.

Oui, au niveau politique cet échange d’accusations désagréables va évidemment se poursuivre; il faut bien se rendre compte que c’est de la politique, il y a les enjeux électoraux et tout le reste. Naturellement cela va continuer. Mais au niveau pratique, si vous voulez, cela n’a pas d’incidence. Nous savons qu’un nombre colossal de fonctionnaires, leurs enfants, dont la fortune se compte en milliards, vivent et ont des avoirs, des propriétés immobilières en Grande-Bretagne. A ce jour il n’y a toujours pas eu de revirement sensationnel.

Le fait que Bérézovsky, puis maintenant Khodorkovsky et quelques autres se soient trouvés ou se trouvent encore en Grande-Bretagne, c’est assez exotique. C’est très modeste, par comparaison avec les quelque trois cents mille personnes, parmi les plus riches, qui puisent leur revenu en Russie et dépensent cet argent au Royaume-Uni.

Oui, évidemment, je comprends très bien. Simplement il me semble que politiquement il y a une différence claire aujourd’hui. A l’époque, avec l’affaire Litvinenko, il y a eu un gel des relations diplomatiques, il y a eu des conséquences diplomatiques, mais l’affaire, comme vous venez de le dire, n’était pas instruite. Aujourd’hui, après l’attentat de Salisbury, les conséquences sont autres: Theresa May est à l’avant-garde de l’attaque menée contre la Russie, elle réclame des sanctions, en appelle aux partenaires européens, etc. Il me semble voir une différence perceptible. Sans doute cela doit-il se manifester aussi dans les pressions exercées contre le business russe corrompu en Grande-Bretagne? Ou pas?

Cela devrait se manifester, mais cela ne s’est pas encore manifesté, en aucune manière. Et je ne pense pas qu’on puisse s’attendre à quelque chose dans un avenir proche. Si quelque chose comme cela survient, je pense que ce sera une véritable sensation. Nous savons que des amis de Poutine, des gens qui ont amassé des fortunes immenses en Russie, continuent de vivre heureux et tranquilles en Grande-Bretagne et ont d’ailleurs des contacts avec l’élite dirigeante. Regardez: le Times a récemment écrit dans un article que de nombreux représentants de l’élite britannique font du lobbying pour améliorer les relations avec la Russie. Cela veut dire que pendant ces années, pendant les quelque vingt ans du règne de Poutine, la Russie a tellement renforcé ses positions en Grande-Bretagne, que ce n’est pas une déclaration de Theresa May qui va briser quelque chose, c’est pratiquement impossible.

Encore une citation. Vous dites: “Poutine m’a personnellement parlé de son intention d’acquérir le club de football Chelsea, pour accroître son influence et améliorer l’image de la Russie, non seulement auprès des classes dirigeantes mais aussi auprès du citoyen britannique ordinaire”. Vous voulez, vraisemblablement, parler du début des années 2000, vers 2002-2003, n’est-ce pas?

Oui, avant l’acquisition…

Oui, avant que Roman Abramovitch n’achète le club Chelsea. On entend actuellement des rumeurs, comme quoi il serait actuellement obligé de la vendre. Même si Sky News vient de démentir cette information, les rumeurs se multiplient, on voit apparaître des prétendants à l’achat. Mais donc, cela aurait été une histoire politique dès le début, c’est cela que vous voulez dire?

Indéniablement, oui. Je pense que c’était une sorte d’opération spéciale pour s’intégrer dans la société britannique, mais non plus au niveau de l’élite dirigeante, mais, comme l’a dit Poutine, pour améliorer l’image de la Russie et les relations avec l’anglais lambda. Poutine estime que l’opération a été un succès, et je pense qu’il faut lui donner raison: cela a assez bien marché, cette intégration “par centres d’intérêt”, pour ainsi dire. En effet, les Anglais adorent le football, et cela a plutôt bien fonctionné.

Oui, mais maintenant on se retrouve dans une situation où il est au contraire question qu’Abramovitch se sépare de Chelsea. Et donc, quelle impression cela vous fait?

Je pense que c’est lié, avant tout, sans doute, à sa situation personnelle. Comme ci ou comme ça, il en reste le propriétaire. Nous savons qu’il a eu un certain nombre de problèmes, son visa n’a pas été renouvelé, il a obtenu la nationalité israélienne, etc. Cela a vraisemblablement compliqué la communication avec le Royaume-Uni et le club de football. Puis il y a la situation financière, ça joue aussi. Et la politique d’isolement que poursuit la Russie, cela donne, en somme, ce résultat: que c’est en partie déjà une décision personnelle d’Abramovitch. Je ne sais pas dans quelle mesure c’est confirmé, s’il s’apprête véritablement à vendre, mais je pense que ce serait logique. Aujourd’hui même la possession de Chelsea ne va pas améliorer l’attitude envers la Fédération de Russie, ces coups de pub ne marchent plus.

Je voudrais néanmoins vous reposer la question: le grand business russe… Bon, il y a les fonctionnaires… enfin, des gens, des personnalités… qui ont de l’argent placé en Occident. Ils veulent le garder là-bas. Mais le grand business, les géants économiques russes – eux sont maintenant beaucoup moins à l’aise pour travailler à l’Ouest. Ou bien ce n’est pas le cas, la situation reste tenable et il n’est pas encore urgent de se rapatrier?

La situation est devenue notoirement plus compliquée pour le grand business russe, les hommes d’affaires qui font partie de ce fameux cercle de Poutine, son entourage proche – or ce sont de très grandes entreprises, peu importe publiques ou privées. Bien sûr que la situation est plus compliquée. Au niveau moyen elle est aussi devenue plus compliquée, d’ailleurs. Tout est devenu compliqué: je parle beaucoup avec des gens, ils ne peuvent même plus ouvrir de compte en banque, ou alors ils voient leurs comptes fermés, malgré un historique impeccable depuis vingt ans, et ainsi de suite. Le fait que les choses deviennent plus difficiles à ce niveau-là, je pense que c’est bien la conséquence du processus d’auto-isolement, de retour en Russie ou l’inverse, ce processus est actuellement très actif.

Vous avez mentionné que cette semaine était une sorte d’anniversaire, une date, quinze ans depuis l’arrestation de Khodorkovsky, le 23 octobre 2003. Un point que moi personnellement, et aussi ne nombreux autres, voient comme un tournant dans les relations entre l’Etat et le monde des affaires en Russie. Un tournant également pour toute la politique russe qui a suivi, pour toute la vie en Russie. Vous étiez à l’époque de l’autre côté des barricades, vous étiez encore à cette époque, si je comprends bien, un allié de Poutine. Aujourd’hui, si vous regardez en arrière, à quel point est-ce que… Que pensez-vous de ce temps-là, de cette époque? Et dans quelle mesure ces difficultés, cet auto-isolement que nous venons d’évoquer, découle directement des décisions prises à ce moment-là, de cette arrestation d’il y a quinze ans?

Tout à fait d’accord, à ceci près que je ne me trouvais pas de l’autre côté des barricades. Je n’étais absolument pas de l’autre côté des barricades, je faisais de la politique, j’étais conseiller de Poutine, mais cela ne signifie pas que j’aie soutenu sa politique à l’égard de IOUKOS. Qui plus est, il ne m’en informait pas, c’était l’affaire des services spéciaux, tout était tenu très secret. Du reste, quand j’avais rencontré Khodorkovsky, nous avions discuté, et le conseil que je lui ai donné a été de quitter la Russie, partir avec l’argent, pour ensuite, éventuellement, pouvoir gérer la situation, aider ses anciens collaborateurs lorsqu’ils se seraient trouvés en situation difficile (et d’ailleurs, c’est ce qui s’est passé).

A cet égard, rien n’a changé. Je m’en tiens au même avis, je pense que ce moment a marqué un tournant et une étape critique dans le développement de la Russie, c’est un fait. Je me souviens des événements, que je voyais, pour ainsi dire, de l’intérieur, en interaction avec Poutine. Poutine n’avait pas le choix, il ne pouvait faire autrement, en tout cas c’est ainsi qu’il voyait la chose. Il ne s’agissait pas de politique, ou de soutien à Khodorkovsky, au parti communiste ou que sais-je encore… Il s’agissait tout bonnement, purement et simplement, d’une décision d’expropriation. Un processus qui a été maintes fois réitéré par la suite.

Peut-être que les cas suivants n’ont pas été aussi marquants ni d’une telle envergure, mais une chose a changé, c’est sûr… Pourquoi se souvient-on aussi bien de ce cas, de l’affaire IOUKOS? Parce que la justice n’était pas encore aussi docile, elle n’était pas intégrée à l’administration présidentielle, si l’on peut dire. Les avocats de IOUKOS, les avocats de Khodorkovsky, avaient encore la possibilité de plaider, de faire entendre une position, et les juges essayaient de travestir, de détourner la législation, mais de rester néanmoins dans le cadre légal. Actuellement, on voit bien que ce n’est plus du tout le cas, que la situation est loin d’être la même. Si l’affaire IOUKOS s’était déroulée aujourd’hui, il n’y aurait eu qu’un ou deux billets dans la presse, et encore…

On n’y aurait simplement pas prêté attention. Mais à l’époque, à vrai dire, du point de vue des motifs d’accusation, depuis l’arrestation de Lebedev en juillet 2003, tout cela avait l’air passablement ridicule d’un point de vue juridique. Et tous les observateurs indépendants voyaient cela très clairement.

Oui, mais l’attention publique était néanmoins rivée sur cette affaire. D’une certaine manière, l’équivalent aujourd’hui c’est l’affaire Sérébrennikov, c’est un cas très similaire. Mais croyez-moi, si la même chose était arrivée aujourd’hui à un homme d’affaires, une grande entreprise, pétrolière ou autre, peu importe, on y aurait accordé à peine quelques minutes au journal de 20 heures, et puis c’est tout – juste le temps d’esquisser la situation. Prenez, du reste, l’affaire des Magomédov, une histoire édifiante.

Oui, oui. C’est tout à fait vrai, on y consacre beaucoup moins d’attention dans la presse. Mais en ce qui vous concerne, on a encore l’habitude de penser que, puisque vous étiez de l’autre côté, puisque vous aviez de bonnes relations avec Poutine, puisque vous apparteniez, en quelque sorte… Je veux dire: vos affaires ont commencé à prospérer lorsqu’il est arrivé à la présidence, votre business allait bon train… On écrivait de vous à l’époque, si j’ai bonne mémoire – je peux, bien sûr, me tromper – que vous étiez en bons termes avec les siloviki dans l’entourage de Poutine, et donc, c’est pour cette raison, qu’ensuite… On avait même tendance à vous démoniser, à l’époque, dans la presse, dans le genre: voyez ce Pougatchev, le banquier-oligarque orthodoxe, qui, de concert avec Poutine, marche sur les plates-bandes de la vieille garde eltsinienne.

C’est une erreur, à n’en pas douter. Il y avait à ce moment-là des guerres d’entreprises, c’était courant à l’époque, c’était une forme d’action. En somme, personne ne voulait que quelqu’un se rapproche davantage de Poutine que les autres, que les autres organisations industrielles et financières, si vous voulez. C’est normal. Mais la question n’est pas là. La question est que j’ai contribué personnellement à l’avènement de Poutine, parce que j’étais encore de l’équipe de Eltsine. Il serait dont tout à fait incongru de dire que j’étais de l’autre côté. D’ailleurs, j’entretiens toujours de bonnes relations avec Tatiana Diatchenko et Valentin Ioumachev. Il faut bien comprendre que ma carrière politique active avait débuté en 1997, au moment de l’élection du président Eltsine.  Donc dire que j’étais de l’autre côté est absolument faux.

L’autre idée que vous venez de mentionner est que mes affaires ont commencé à prospérer après l’arrivée de Poutine au pouvoir. C’est totalement faux. Poutine n’a strictement rien fait. Tout ce que j’avais je l’avais acquis, je n’avais jamais participé à la privatisation, tout avait été acheté pour de l’argent, et ce avant l’arrivée de Poutine au pouvoir. Cela vaut pour le chantier naval de Pétersbourg, le plus grand, et la licence obtenue en 1999 pour l’exploitation du plus grand gisement de charbon à coke du monde, et pour tout le reste. Poutine a au contraire essayé d’accaparer mes avoirs, c’est précisément ce qui s’est passé, pour les donner à son entourage, aux “pétersbourgeois”, à ses copains, ses anciens collègues du KGB, etc.

Pour revenir à l’affaire Khodorkovsky, si je vous ai bien compris, vous pensez qu’il n’y a pas eu de moment critique, de bifurcation, et que Poutine n’avait en fait pas le choix? Que sa décision d’arrêter Khodorkovsky était prédéterminée et que cela n’aurait pas pu se passer autrement?

C’est évident, oui. Je me souviens des détails, de la façon dont c’est arrivé. Ce que j’ai voulu dire, c’est que Poutine n’était pas prêt à agir autrement, c’était la seule voie sur laquelle il était prêt à s’engager. Nous en avions beaucoup parlé, j’étais catégoriquement contre cela, non pas que je fusse un ami proche de Khodorkovsky, bien que nous ayons été en contact étroit depuis la fin des années 80, début 90 – nous étions d’ailleurs voisins, nos maisons et nos maisons de campagne se trouvaient à quelque cinquante mètres l’une de l’autre.

Mais simplement je comprenais que nous étions arrivés à un tournant, qu’il allait casser – à l’époque on pouvait encore le dire – le climat d’investissement. C’était à proscrire absolument, a priori, parce qu’après avoir goûté du sang, il n’allait plus pouvoir s’arrêter. Je sentais que si Poutine comprenait le mécanisme… or, il est fait comme cela… Je me souviens d’un exemple, totalement extraordinaire, lorsqu’il voulait remplacer un fonctionnaire… Et en fin de compte il a dit: tant pis, qu’il reste, et si jamais c’est nécessaire, nous n’aurons qu’à initier une procédure pénale pour le mettre en prison. Voilà, c’est cette même approche qui prévaut aujourd’hui. C’était couru d’avance.

Merci beaucoup pour cet entretien très intéressant. Merci.